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« L’attente et le regard »
Jean-Dominique Rey

« Depuis dix ans j’ai sous les yeux, dans la pièce où je travaille, un petit paysage que deux mots suffiraient à définir : monochrome et discret. La signature, latérale, est minuscule, la date visible à la loupe. C’est une vallée dont les combes et les collines glissent calmement vers une série de montagnes qui font écran sur l’horizon en deux ou trois plans successifs. Diverses tonalités de vert orchestrent ce mouvement semblable à celui d’une rivière vers son delta – la rivière n’est pas visible mais suggérée – les bouquets d’arbres sont marqués par un vert plus sombre, presque bleu. Au dos, inscrit au pinceau, un titre : Vallée lointaine. Mais, au-delà du sujet, le regard reste séduit par l’économie des moyens et la densité de l’évocation : tout est situé mais rien n’est appuyé. Et le non-dit joue le même rôle, face à l’exprimé, que le blanc du papier dans une aquarelle, celui du contrepoint. En dix ans, ce paysage de Ferit Iscan n’a rien épuisé de ses surprises et de son calme. L’œil s’y promène toujours avec la même sérénité.
« Après avoir exprimé sa veine baroque – qu’on se souvienne de sa ‘Suite Versailles’ (Suite Versailles) – courbes et contrecourbes vues à travers un miroir, sans doute celui de la mémoire, Ferit Iscan, en redécouvrant le paysage (Paysages), en le réinventant et surtout en l’osant après des années de tabou sous prétexte d’abstraction, et en s’immergeant progressivement en lui, déboucha sur son propre classicisme : un paysage elliptique sans un signe de trop.
« Je me souviens encore de ma surprise en entrant dans son atelier ou plutôt dans cette pièce assez étroite et haut perchée où il travaillait sans bruit, heureux de pouvoir donner enfin tout son temps à la peinture, de découvrir une série de rivières et de vallées dont l’ampleur et la monochromie nuancée débordaient soudain la toile et donnaient à ce lieu une vaste dimension comme si la vallée se fut installée à ce niveau et que les toits proches, imprégnés par la peinture, se fussent métamorphosés en lointains brumeux. Au mur, des armadas d’hameçons soigneusement rangés rappelaient le goût de Ferit pour cette activité silencieuse, la pêche. Sur des étagères, des galets. Et bientôt dominait l’impression que la peinture et la pêche, le pinceau et l’hameçon, l’attente et le regard, représentaient les éléments d’une même réalité dont l’eau était le lien, la base et le véhicule. Sans doute, mais nous ne le savions pas encore pour Ferit, l’œuvre est accomplie lorsqu’avec les moyens acquis et l’expérience parcourue, l’artiste rejoint l’image première et l’incarne dans sa plénitude.
« Aujourd’hui, il ne semble pas que l’on puisse parler de Ferit au passé. Sa présence discrète peu soucieuse de s’imposer, son amitié sans défaut étrangère aux grands discours, son humour en retrait saisissable au regard complice, laissent de lui une image précise s’accommodant de la proximité. Le seul recours que nous ayons contre le caractère irrémédiable de la mort c’est, une fois passé le choc de l’événement, d’en dissoudre la réalité en conjuguant au présent tout souvenir. Ce que la ductilité de la mémoire, son tissu même, permet bientôt : le souvenir est une pérégrination qui passe d’un lieu à l’autre, d’une saison à la précédente sans effort. »

« Insurrection paisible »
Denis Roche

« Voyez comme devant un tableau, on peut dire : c’est parfait, l’image mentale est à quai, arrimée fermement aux esprits du peintre. Image mentale à la fois comme projection d’un abstrait flou sur la toile impérative, si exigeante qu’il semble qu’elle prenne tout ce que la main d’Iscan lui propose, et comme dérive du rêve perpétré, dérive lente des crimes commis envers la nature, celle verte et pure du paysage campagnard, en l’occurrence celle du Lot, l’endroit et la rivière, lieu de méditation, lieu d’insurrection paisible, gorge répétée de la contemplation du peintre.
« De même que Ferit Iscan a répété, à n’en plus finir, la magie de l’endroit, j’aime à redire ici l’obsession, à n’en plus finir non plus, de sa peinture : sujets emportés dans la rêverie solitaire et figés dans leur mouvement et dans leur immobilité ; femmes passantes (L’Atelier, Nus), attrapées dans leur geste de demande ; prés et paysages, bords d’eau (Paysages, Présences végétales, Présentes animales, Présences aquatiques), franges et écueils qu’il roulait en lui, pris furieusement dans une sorte de torsion de la vision et ramenés depuis les cages mentales à une coulée formelle qui n’appartient qu’à lui, à son oeuvre comme suspendue devant nous, encore à bout de bras, tendue devant nous : geste de mansuétude et de certitude du peintre qui n’est plus, et à qui, à quoi, on prête en réponse toute notre attention, et notre amitié.
« Le paysage d’Iscan, celui-ci qu’il avait appelé ‘Fragment du plateau continental’ (Paysages compacts), est une œuvre d’entre-deux : mi-classique, mi-abstraite ; des mots de Poussin pourraient être par là, comme des mouvements rapides, issus de l’agitation lyrique des grands abstraits des années 60, une mêlée tendue, une apothéose aussi, un ‘tableau vivant’ monté à l’arrière d’une toile colorée. Ses tableaux de paysage sont des gisants mentaux.
« Ils flottent à mi-hauteur, baignés d’une brume qui les soulève : les continents, sous la forme d’un seul fragment, dérivent, comme on sait, et se heurtent. Chaque fragment voudrait être seul, à l’épreuve des heurts, des attaques du rebord, des pentes fatales de l’anticlinal, et se conformer à sa seule existence paisible. Ainsi de ce ‘fragment’, qui fait le partage en nous de la frayeur et de l’émerveillement.
« Voici donc une vallée très verdoyante (à gauche : les arbres, les versants, le fond, le piqueté des prés, le sombre marron des frondaisons) qui paraît s’en aller, mais rien ne bouge vraiment, vers sa fin (à droite : une natte roulée et ficelée d’où partent cinq rubans transparents fixés à une feuille, un miroir qui hache la scène d’un beau rectangle blanc, comme un drap rigide qui pèserait sur la pente verte). Là où la vallée trouve sa fin, le peintre inaugure ses commencements : l’esprit est un geste, c’est la déroute du réalisme, mais c’est un geste qui dit : voyez mes formes, mes envies, regardez comme mon amour d’elles les montre, ne m’échappez jamais ! La douceur des prairies est multipliée par cette espèce de matelas de feuillets colorés sur quoi elles reposent : hommage à la terre, à son haleine de brise, à son cumul mou sous les pieds.
« L’inquiétude du peintre bascule, d’où viennent ces épis roulés, sur la droite de l’image, ces nattes qui souffrent, ces fixations : autant de fusibles aériens, suggérés mais piquants, ce tassement de la couleur, l’ocre et la terre de Sienne, proposés comme un arrêt redoutable, un bord d’abîme à côtoyer, un frein à notre liberté d’imaginer et de rêver. Et tout en-dessous de cette image qui flotte, n’y a-t-il pas comme une ombre, un sol sali qui ne reposerait sur rien, et qui peut-être ne serait rien lui-même ? Serait-ce l’ombre de l’esprit du peintre, d’Iscan lui-même ? Ferit, as-tu mis là ton ombre et la nôtre ensemble, pour qu’on parle encore un peu dans le bleu sombre de la quiétude ?
« Dernier coup d’oeil à cette vallée (notre lot d’images) qui se termine en accoudoir de canapé, roulée dans la farine de l’imaginaire, acculée au rêve, au mien sans doute – et à qui l’ami d’Iscan rend son salut. »