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« Au commencement est l’espace. Les objets qui s’inscrivent en lui, bien qu’on les appelle natures mortes (Natures mortes), vivent au contraire. Ils bougent, le recomposant sans cesse. Ils se rapprochent et se fuient. On dirait qu’ils éclatent, par contagion mutuelle. Ils glissent comme des oiseaux, des poissons. Puis ces surfaces mouvantes se figent toutes ensemble, rapprochées comme les toits d’un vieux quartier. La ville apparaît. Puis le mouvement reprend, comme un tourbillon, un cyclone, avec son noyau et sa périphérie. Sa masse et ses satellites. Sa densité et sa poussière. Ainsi naissent les foules, et aussi les feuillages. Les orages foudroient les forêts. Dans le ciel en fusion tombe et tournoie Icare. Sur terre apparaît la vie, l’organique, la prolifération végétale et animale. Vie inquiétante, grouillement informel apportant l’angoisse et l’extase (Présences indéfinies, Présences végétales, Présences aquatiques). À quels monstres va-t-elle donner naissance ? Pour l’instant, elle doit encore obéir à l’espace, accepter d’être enfermée (Les boîtes), contenue dans sa géométrie. Que l’homme tarde à paraître ! Et, à peine vient-il au monde, il n’est question que de sa mort, de corps écrasés, foudroyés, d’âmes de cendre (Corps éperdus). Les corps se défont dans l’amour comme dans le malheur. Ils s’enlacent dans le plaisir et l’agonie, les têtes déjetées, comme celles des morts. Telle est la première idée que l’on se fait de l’homme, du moins est-ce celle qu’à grand renfort de terreur, d’horreur, nous a inculquée notre siècle. Tel est notre premier mouvement, peut-être pas le bon, comme on dit, mais le plus spontané. Il faut un temps de réflexion, pour se souvenir qu’il y a eu des siècles heureux, des chevaux et des chars (Suite Versailles), des palais, des jardins, des fontaines et des statues de marbre, des amours sans tragédie, avec de grosses joues et de petites ailes. Un temps où les fleurs étaient des lys rouges, qui copiaient ceux inventés par Florence et chantés par des poètes barbus. Ou bien cet autre temps où l’espace était structuré par la prodigieuse architecture, des pieds à la tête, de la duchesse de Guermantes : robe de lourds matériaux brochés, moirés, comme la tourelle d’un château de rêve, étranglée à la taille, ogive des épaules nues, cou élancé et fragile telle la tige d’un cattleya, construction d’un architecte fou qui, par défi, place le plus lourd au sommet, l’extravagante chevelure, elle aussi architecture en soi, défi au monde, qui ne s’écroulera que dans la capitulation de l’amour. Temps perdu (Souvenirs fugaces) qui fut aussi le nôtre. Car la mémoire est née, la gaie et la triste. Intarissable, elle projette ses images sur son écran. Et il semble entendre ‘cic, clic, clic…’, visages, couleurs, émotions d’autrefois, comme lorsque des diapositives tournent dans leur « carrousel ». Quel joli mot, et comme il convient bien à la mémoire, à la fraîcheur fugace de ses images. Le carrousel s’arrête. Dans le cadre qu’il a créé viennent maintenant s’inscrire des objets et peut-être plus. Une lumière qui vibre et palpite, comme prisonnière. Une lumière qui n’est d’abord qu’un long fil horizontal, sur le bord d’un verre, d’une assiette, d’un compotier, d’un pont, comme la ligne de l’aube. Réduite à un trait, elle coupe le monde en deux. Le haut et le bas. Quand elle baignera l’espace, ainsi qu’elle le fait chaque matin, jouant d’abord dans l’air, comme dans un prisme faisait surgir ses arcs-en-ciel, apparaîtront de verts paysages (Paysages), campagnes, collines, rivières, villages, bouquets d’arbres. Des vallées, des ponts, des près, des chemins et même un pêcheur à la ligne. Des paysages qui s’imposent dans tous leurs détails, avec une tyrannie implacablement tatillonne. Hallucinants de vérité, doués d’une existence contagieuse, à devenir fou. Alors tout se trouble et il ne reste que la lumière, une longueur d’onde, toutes les couleurs mêlées pour arriver à ce brouillard qui est à la fois bleu et gris et vert et rose, une non-couleur changeante, capricieuse, qui est en fait l’âme et la transparence du monde.
« Cette histoire est celle d’un homme découvrant l’univers. La somme de ses émotions et de ses efforts pour le comprendre et le traduire. C’est l’histoire que racontent, si l’on suit leur chronologie, l’ensemble des toiles de Ferit Iscan.
« Ainsi tant de manières qui semblent différentes ne sont que de nouvelles tentatives pour approcher toujours la même réalité. Elles s’enchaînent avec une logique qui n’est pas seulement celle de la succession des sujets, mais aussi celle de la technique picturale. Les procédés en germe à une certaine époque deviennent le principal de la recherche d’une période ultérieure. Par exemple, les espaces fermés des toiles des années 1956-1959 deviennent primordiaux deux ans plus art, de véritables cages, des cubes, des prismes, qui appellent à leur tour l’arrivée de nouveaux éléments. Le peintre progresse par un mouvement dialectique qui le fait rebondir sans cesse et sans cesse de l’enfermement à l’éclatement et de la dispersion à la forme ; de la surface au volume, de l’inerte à la vie, de la lumière à sa décomposition. Même dans les toiles de sa courte période de « bricolage », où il incorpore au tableau un bout de chemise ou des lunettes de motocycliste, on trouve la même tension. L’objet dérange la toile par son intrusion existentielle, mais il est nié par elle. Plus que nié, avalé, phagocyté.
« Pour Iscan, comme pour Paul Klee qui fut sa première fascination, l’espace est une notion temporelle, plein de rythmes, de signes, de tensions.
« Souvent, des plans privilégiés, à l’intérieur d’un tableau, annoncent l’avenir du peintre, vers quoi se tournera bientôt sa recherche. Déjà il s’acharne à les cerner, à les centrer, vous vous demandez pourquoi. Vous comprendrez plus tard, quand vous verrez des tableaux qui n’existent pas encore, dont le peintre lui-même n’a pas encore idée, mais vers lesquels il tend. La peinture d’Iscan est une recherche perpétuelle. Elle fuit la répétition. Elle n’est pas de celles qui s’attardent sur les réussites, les moments de bonheur, pour les exploiter jusqu’à ce qu’ils deviennent un truc. Elle va toujours au-devant du risque.
« Ces contradictions qui tendent chaque œuvre d’Iscan, ne serait-ce pas ce qu’on appelle le Baroque ? Le Baroque veut en même temps le pour et le contre, assure Eugenio d’Ors. Il veut graviter et s’enfuir. ‘Il bafoue les exigences du principe de contradiction.’ Subjacent dans toute la démarche d’Iscan, dans ses schémas multipolaires, le Baroque est plus apparent dans la toile intitulée ‘La Chute d’Icare’, dont les convulsions me font penser aux plis de la robe de sainte Thérèse tels qu’ils ont été chiffonnés par le Bernin.
« Dans les corps en proie à la fois à l’amour et l’agonie. Dans la suite sur la recherche du temps perdu. Et bien entendu, dans les toiles inspirées par Versailles où le Baroque se prend lui-même pour modèle (Suite Versailles). Dans ‘Les Anges de la nuit’, les personnages semblent vouloir à la fois lever le bras et descendre la main, comme certain angelot d’une église de Salamanque, remarqué par Eugenio d’Ors. Relevant du Baroque aussi, ces toiles où, sans raison apparente, si ce n’est d’ordre décoratif, figurent quelques crânes.
« ‘Toute confession est mensongère’, dit Italo Svevo. Et toute biographie est impossible. Si je cite Svevo, c’est que Ferit Iscan est né lui aussi à Trieste et que, lorsqu’on mentionne cette ville adriatique, je vois l’auteur de La Conscience de Zeno. Je vois surtout cette extraordinaire image de sa nouvelle, Le bon vieux et la belle enfant : une fille de vingt ans conductrice de tramway, qui s’amuse à lancer sa lourde machine à une allure folle, dans la pente de l’avenue Saint-André, jusqu’au plat Champ-de-Mars. J’ai traversé Trieste il y a bien longtemps. Si j’y retournais, je crois que je ne pourrais pas m’empêcher de chercher la belle conductrice, à supposer qu’il y ait encore des tramways. Si grand est le pouvoir de la littérature.
« Mais, de l’aveu du peintre, Trieste n’est pour lui ni la ville de Svevo, ni celle de Joyce. Alors qu’il me permette de lui proposer un troisième homme, le poète Umberto Saba, juif de Trieste comme lui, et qui voit sa ville, et la mer et le ciel avec les yeux d’un peintre. Avec aussi souffrance et nostalgie.

‘… sur les murs
des hautes maisons
sur les hommes et les travaux, sur toute chose
est descendu le voile qui enveloppe les choses finies.
L’église est encore
jaune, si le pré
qui l’entoure est moins vert.
La mer que j’aperçois en bas n’a qu’un navire énorme,
au repos, qui penche d’un côté.
Formes, couleurs,
vie d’où naquit mon soupir doux et lâche, un monde
fini.
Formes, couleurs, d’autres sont nées de moi qui demeure moi-même,
seul avec mon dur souffrir.
Et mort m’attend.’*

« Il me semble que le Trieste d’Umberto Saba ‘où l’art ne s’est pas épanoui, ou alors c’est dans le cœur de ses habitants’, le Trieste de l’ancien cimetière juif abandonné à flanc de colline, est bien celui de Ferit Iscan : ‘Je songe à une mer lointaine, à un port, aux secrètes rues de ce port ; ce que j’y fus autrefois ce qu’ici je suis à présent …’
« Mais Trieste, pour Iscan, c’est surtout l’Adriatique, c’est-à-dire une masse, une eau indéterminée dans sa couleur et dans sa forme. L’eau (Paysages, Présences indéfinies, Présences végétales, Présences aquatiques), élément capital de son imagination, qu’il a retrouvé au bord des rivières du Lot. Nouveau témoignage chez lui de la permanence de la diversité. La grise Adriatique laisse la trace de son écume et de ses irritations sur ce toiles. La mémoire du peintre ne cesse de la convoquer pour revoir son mouvement et cette couleur qui n’est pas une couleur, mais la lumière fondant dans l’eau.
« La mouvance de la mer, c’est peut-être aussi celle de cette ville si indéterminée, italienne et slave, germanique et latine, orientale, ville sérieuse, commerçante, mais avec des bouffées de romantisme.
« L’enfance de Ferit Iscan, telle qu’il la raconte, semble sortie des romans de Patrick Modiano. Le monde étrange des adultes, de leurs affaires. La vie truquée et périlleuse de l’Occupation. Le moment est venu des tribulations. Paris n’est pas le havre espéré, quand on fuyait Trieste. C’est l’époque où l’on se heurte aux frontières, de Bordeaux, à Hendaye, de Marseille à Grenoble.
« Après de tels débuts, il est bien difficile de continuer sérieusement une biographie. Pour Iscan, comme pour beaucoup d’artistes, l’histoire cède très vite la place à la légende. Iscan est déjà inséparable de deux ou trois anecdotes exemplaires. Je parie qu’elles le poursuivront jusqu’à sa mort, et au-delà.
« Par exemple, à quinze ans, il a la typhoïde. Pour qu’il ne s’ennuie pas, pendant sa convalescence, on lui donne des crayons de couleur. Et c’est ainsi que tout commence. Mais celle que je préfère est l’histoire du livre de René Crevel sur Paul Klee. Peu après les crayons de couleur, il tombe sur un petit livre qui ne paie pas de mine. Il s’agit d’un ouvrage de la collection ‘Peintres nouveaux’ que publie alors la N.R.F. Le format est exigu : 120mm x 155mm. Un texte bref, une cinquantaine de reproductions, en noir et blanc. Ces ouvrages paraissaient dans les années trente. Il y a deux ou trois ans, on pouvait encore les acheter, au prix de 1 franc nouveau. À l’époque où Ferit en découvre un exemplaire, cette plaquette a déjà l’air d’un autre temps. Sur la couverture, il lit :

Peintres allemands
KLEE
par René Crevel

« Deux noms qui ne lui disent rien. Et pourtant, c’est une illumination. Il ne savait pas que la peinture, c’est aussi cela, une magie semblable à celle d’un enfant qui s’amuse. Et quel texte, zébré d’éclairs dans son obscurité ! Que devait penser l’adolescent Ferit en lisant les premières lignes de ce qu’il croyait être une simple biographie : ‘Le plus brave des hommes, oserait-il regarder, en plein dans les yeux, un hippocampe, point d’interrogation, tête de cheval, tout droit jailli des profondeurs à la surface du rêve ?’ Crevel voit dans cet animal qui remet tout en question le symbole de l’œuvre de Klee. Et il montre que le peintre est très en avance sur tout ce qui se veut moderne.
« Que le romantisme au goût du jour célèbre ferrailles, ciment armé et toutes ces métallurgies qui prétendent au record du saut en longueur, Paul Klee, libre de tout vertige, suit un simple cheveu jeté entre ciel et terre. Son œil a saisi le miracle des couleurs, tout le miracle de toutes les couleurs, dans une goutte d’eau, la simple, la fameuse goutte d’eau qui fait déborder le vase, l’océan et, au jour de la glorieuse colère, l’insondable résignation des hommes.
« Plus tard, Iscan lira les écrits théoriques de Klee. Mais ils le marqueront moins que les phrases furieuses et lyriques de René Crevel. Une création qui jaillit du mouvement, voilà ce que le jeune peintre retient du génie de Klee. Et aussi ces lignes, extraites de son Journal et qui ont été gravées sur sa pierre tombale : ‘Je suis insaisissable dans l’immanence. Car je réside aussi bien chez les morts que chez les êtres qui ne sont pas encore nés. Un peu plus proche du cœur de la création qu’il n’est habituel et cependant pas autant que je le souhaiterais.’« L’œuvre d’art n’est pas un simple relais de la vision entre le corps et le monde. Ce que voit le peintre dans la nature n’est pas un tableau qu’un autre tableau pourrait reproduire. Cézanne cherchait à peindre ‘ce qu’il y a de commun entre les arbres et nous’. Ce qui me semble parler le plus fort, dans les toiles d’Iscan, ce sont ses rapports personnels avec le monde extérieur. C’est une aventure psychologique, l’évolution d’une sensibilité, qui subit non seulement ses propres tensions intérieures, mais la pression des événements et même, discrètement, de l’Histoire.
« Une œuvre soumise à une double imagination. Celle, au sens banal, de créer des images. Et celle d’obéir aux rêveries primitives, matérielles, que chacun de nous porte en lui.
« Dans son petit livre sur Paul Klee dont la lecture fut si décisive pour Iscan, René Crevel, comme par hasard, parle surtout d’hippocampes, de baleines, de pêcheurs de perles, du secret des mers, de pêches miraculeuses, sans oublier la fameuse goutte d’eau. Je me demande si ce n’est ce thème de l’eau qui attira tout d’abord Iscan, sans qu’il en eût conscience. Car l’eau est sa constante. De l’Adriatique à la Dordogne. Si l’on suit la féconde classification bachelardienne des quatre éléments, l’imagination de Ferit Iscan est sans conteste soumise au signe de l’eau. Interrogez-le sur ce que signifie Trieste pour lui. Il répond : ‘La couleur Adriatique’. Et la pêche à la ligne, dont il est un adepte fidèle : ‘Dans la pêche, dit-il, c’est l’eau qui est importante’. Et jusqu’à son goût pour la motocyclette dont la vitesse liquéfie l’air et les formes.
« C’est la couleur changeante de l’eau que semble éternellement rechercher ce peintre, dans ses paysages du Lot, et même s’il étudie des pommes dans une assiette.
« L’évolution de sa peinture, dont nous avons descendu et remonté le cours, est fuyante comme un fleuve qui passe, celui d’Héraclite, jamais deux fois le même. Rien n’arrête ce mouvement. Comme l’écrit Bachelard, ‘l’être voué à l’eau est un être de vertige’ ».
Roger Grenier
* Umberto Saba : Trieste et un poète, traduction d’Odette Khan, Seghers éditeur